Cet article a été publié en 2 parties.
La première partie est accessible à :
Pourquoi Venise est-elle si belle ? La ville qui fit confiance aux propriétaires (1)
Pourquoi Venise est-elle si belle ? La ville qui fit confiance aux propriétaires (2)
par Vincent Bénard
L’urbanisme “bottom up”, géré comme un assemblage de copropriétés
A Venise, le pouvoir est fortement décentralisé. Notamment, ce sont 71 paroisses, dont certaines comptent moins de 500 âmes, qui gèrent les règles de construction et d’utilisation de l’espace, habitations ou commerces. Chaque paroisse se gère, en quelque sorte, comme une assemblée de co-propriétaires, et dispose de sa place centrale, avec ses commerces, points de rencontre, et bien entendu, son église. Cependant, dès la fin du XIe siècle, les vénitiens éprouvent le besoin de faire coopérer les paroisses entre elles: 6 puis 7 quartiers (Sestiere) sont créés, qui sont ceux de la Venise actuelle, dotés de conseils qui font adopter par le conseil majeur les premiers “plans d’alignement de façade” avant la fin du XIe siècle, et planifient le tracé des nouveaux canaux. Puis des tribunaux spécialisés, les “Juges du piovego”, seront, à partir du milieu du XIIIe siècle, chargés d’attribuer des permis de construire, et de gérer les différends de voisinage. Cependant, pas question de zonage centralisé ici: les tribunaux ne sont pas là pour censurer la volonté de construire, mais pour s’assurer que tout construction respecte le voisinage et des normes évidentes de sécurité pour une zone inondable.
Cette organisation urbaine polycentrique où les paroisses, puis les quartiers, conserveront la primauté des décisions d’aménagement sur le “pouvoir central” des doges, perdurera au moins jusqu’au XVIIIe siècle. Si la forme urbaine de la ville est quasiment acquise au début du XVe siècle, l’insolente prospérité de la ville permet un renouvellement important du bâti: Alors que dans les phases initiales, seules les cathédrales et certains bâtiments ducaux ont été construits en pierre, la période de la renaissance verra le remplacement des habitations de bois par des constructions en dur, moins sensibles au feu. C’est durant ces siècles que furent bâtis non seulement les palais somptueux si prisés des touristes, mais aussi les quartiers plus populaires qu’il fait bon découvrir lorsque l’on veut sortir des sentiers battus.
“Coopétition” : concurrence et collaboration
La “compétition coopération” entre paroisses et quartiers aboutit à une forme urbaine aussi classique qu’elle puisse l’être dans un lieu aussi atypique: près du palais des doges (quartier san Marco), et du Grand Canal, lieux de pouvoir et de prestige, se développent des palais somptueux habités par de riches patriciens ou bourgeois. Plus on s’éloigne du centre et plus l’habitat se fait populaire. Mais la compétition entre quartiers fait que les propriétaires des quartiers populaires, soucieux d’attirer du monde, ne construisent pas du toc, et s’inspirent, en moins chargé, du style architectural des quartiers les plus huppés.
Bâtisseurs investisseurs de long terme
Venise est essentiellement un marché locatif. La proportion de propriétaire occupants n’excèdera jamais, jusqu’au XVIIe siècle, les 20%. Les vénitiens sont des gens voyageurs, et surtout, les villes italiennes se caractérisent par une rotation importante de la population: des artisans, des petits commerçants, s’en vont et viennent au gré des contrats et des opportunités d’affaires. A ce compte là, posséder son logement n’est pas nécessairement rentable. Ajoutons que, la vie étant courte, les banquiers préfèrent prêter aux familles dont les héritiers pourront assumer la succession.
Le droit de propriété connait à Venise une unique entorse, mais d’importance: à la mort du premier propriétaire, l’enfant aîné hérite, mais si ce héritier veut revendre, les membres de la fratrie disposent d’un droit de préemption dans l’ordre du droit d’ainesse. Non seulement ce dispositif est source de conflits intra familiaux, mais la revente d’un bien immobilier nécessite parfois des années avant d’être concrétisée. La propriété occupée ou mise en location n’intéresse donc que les patriciens ou les très riches commerçants désireux d’afficher leur statut social, mais la classe moyenne est plutôt réticente à accéder à la propriété foncière. Il est à noter que ce dispositif de préemption familial est très peu répandu dans le saint empire romain-germanique voisin, ce qui peut expliquer une certaine “fossilisation” de la propriété vénitienne dans le temps, comparée à ses concurrentes. Ainsi, le nombre total de propriétaires dans la paroisse de San Polo, régresse de 330 à 268 entre 1582 et 1740.
La conséquence de ces dispositions est que les bâtisseurs s’inscrivent dans une perspective d’investissement locatif et de possession à long terme de leur patrimoine, ce qui explique sa qualité initiale, et son bon état de conservation dans le temps, même s’il n’y a pas de miracle, la ville connaît aujourd’hui, un millénaire après le début de son essor, de gros soucis de conservation au niveau de ses fondations.
Le déclin de Venise
Si Venise fut un des phares de l’Italie, la plupart des historiens datent son déclin relatif à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Je n’ai trouvé aucune analyse exhaustive, non superficielle, et exploitable, des causes du déclin de la ville. Tout au plus ai-je pu recueillir quelques éléments ici et là, mais sans certitude d'être exhaustif ou d’avoir pu isoler le point clé.
Tout d’abord, des facteurs conjoncturels extérieurs ont joué. Le schisme entre catholiques et protestants a conduit, en Italie comme ailleurs, une partie des élites attirées par le protestantisme à fuir vers l’Europe du Nord, qui est devenue une concurrente redoutable pour les industries italiennes. La France et l’Espagne n’ont pas été épargnées par cette montée en puissance du monde anglo-saxon. En outre, le développement international du mercantilisme ibérique, britannique et Français a rendu plus difficile d’accès certains débouchés commerciaux aux villes d’Italie. L’hyper décentralisation des pouvoirs italiens, et donc l’absence de vrai pouvoir central, qui fut une force dans la période précoloniale, empêcha l’Italie de se mêler au partage du monde entre puissances coloniales. Le bilan économique du colonialisme fut certainement négatif à long terme pour les colonisateurs eux mêmes, mais il commença par pénaliser les petites puissances commerciales.
Passons maintenant aux facteurs strictement vénitiens. Car si l’Italie fut touchée la concurrence du Nord, Venise perdit de sa superbe face aux autres cités italiennes.
Deux épidémies de peste ont amputé Venise du quart de sa population, en 1576 et 1630. Venise s'est relevée de la première, la population en 1620 dépassant celle de 1576 (avec pratiquement 200 000 habitants), mais pas de la seconde, qui semble marquer le début du déclin politique et économique de la ville.
En réaction aux colonialismes précédemment décrits, Venise s'engagea peu après la seconde grande épidémie, dans une guerre de type colonial longue et coûteuse pour le contrôle de la mer Egée, guerre qu’elle perdit finalement. Enfin, le XVIIe siècle fut commercialement moins ouvert que ses prédécesseurs, le monde oscillant entre acceptation de la globalisation naissante, et protectionnisme. Venise n’échappa pas à cette hésitation.
On peut noter qu'après 1630, un impôt ancien, le "decime" (dixième), qui jusque là ne frappait que les produits des rentes (loyers immobiliers ou agricoles) fut étendu sur les intérêts des prêts hypothécaires (Livello) et sur certains résultats commerciaux pour financer ces campagnes, et les archives fiscales de la ville suggèrent que cet impôt à joué un rôle dans la dégradation de sa compétitivité. Ce n’était pas, loin s’en faut, la première fois que Venise dut financer une campagne militaire. Mais le fait que la ville ait dû considérablement augmenter sa base fiscale pour financer celle ci laisse penser que le financement de ses tâches publiques ordinaires avait pris trop d’importance, signe d’un gonflement excessif de la bureaucratie au cours du temps. Ce phénomène d’expansion bureaucratique étant universel, on peut supposer qu’il s’est produit aussi à Venise, mais je ne puis l’affirmer avec certitude, faute d’avoir identifié des sources analysant les institutions sous cet angle.
Enfin, il est à noter que l’urbanisation de Venise semble atteindre un palier à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle: les sestiere ne s’étendent plus aussi rapidement vers la Lagune, et la densification urbaine ne peut guère dépasser certaines limites physiques technologiques: la ville est bâtie sur des pieux qui ne peuvent supporter un poids trop élevé. Toutefois, je n’ai pas été en mesure de découvrir avec certitude si ce palier de développement est lié à des contraintes physiques (On peut supposer que Venise s’est développée d’abord sur les parties de la lagune les moins difficiles à conquérir), ou au manque d’intérêt de nouveaux investisseurs pour développer de nouvelles ressources foncières sur l’eau. Combiné à la faible rotation de la propriété (cf plus haut) liée à l’existence de la préemption familiale, on peut supposer que Venise a perdu son pouvoir d’attraction et son image de tremplin pour la réussite sociale pour les nouveaux entrants.
La conséquence de cette limitation est que les industries ayant besoin de grandir quittent la ville, et s’installent soit dans les terres fermes de la république, autour de la lagune, soit… ailleurs, et que les recettes de la république en souffrent.
La lagune, autrefois protectrice, est devenue un facteur limitant de la capacité d’expansion économique. Cependant, aucun des facteurs de déclin ci dessus évoqués, ne saurait constituer une remise en cause des facteurs de succès initiaux: la géographie de Venise est ce qu’elle est, et les entreprises guerrières inappropriées ne sont certainement pas propres à certaines formes d’organisations des institutions urbaines !
Les leçons à tirer du succès de Venise
Quelles leçons peut on tirer du succès de Venise ?
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Le pouvoir était local. Pas de bureaucrate d’une lointaine capitale pour imposer un “PLU” ou une loi “SRU”
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Localement, la décentralisation du pouvoir et son fonctionnement “bottom up”, de la base vers l’élite, était la règle. Ceux qui formaient les décisions étaient les premiers concernés par leurs conséquences.
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Venise était en concurrence avec les villes de la terre ferme, de Milan à Florence en passant par Gênes: les gouvernants devaient en tenir compte pour ne pas se laisser décrocher et devaient gérer la ville avec le bon compromis entre dynamisme essentiellement privé, et sagesse.
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Les quartiers et paroisses de Venise étaient en concurrence entre elles: là encore, les conseils locaux devaient tenir compte de ce contexte concurrentiel et gérer intelligemment leur zone de pouvoir en conséquence. Mais des institutions inter-paroissiales (sestiere) permettaient ce qu’il fallait de coopération pour que la compétition ne soit pas anarchique. Le grand conseil et les doges n’intervenaient que pour les grands investissements stratégiques.
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Sa gouvernance était d’une rare modernité pour l’époque: les pouvoirs et contre-pouvoirs y étaient répartis entre diverses entités représentant des parts diverses de la population, les gardes fous contre l’absolutisme y étaient fonctionnels.
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L’étude des registres fiscaux de la ville, admirablement conservés, montre que les techniques financières avaient atteint un haut niveau de maturité.
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Le droit de propriété était moderne, et le droit de préemption public très encadré: les propriétaires pouvaient développer le marché immobilier (essentiellement locatif) en toute sécurité juridique.
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Si l’égalité politique était loin d’être atteinte, les différences entre noblesse et “popolo” se sont réduites au cours du temps. En revanche, l’égalité en droit civil, et devant le droit d’entreprendre, était totale. Venise ne fut pas totalement épargnée par certaines formes de corporatisme au cours de son histoire, mais celui ci n’atteint jamais les niveaux de contrôle sur les secteurs économiques du voisin français. La liberté d’entreprendre fut toujours la règle et ses entraves l’exception dans la république de Venise. Venise fut donc prospère et a permis à la classe entrepreneuriale de prendre de l’importance politique, ce qui assura une gestion saine des deniers et des investissements publics.
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La gestion des finances publiques était confiée à des magistrats responsables de leurs fautes sur leurs bien propres. D’une façon générale et à tous les échelons publics ou privés, le droit italien de la responsabilité était fonctionnel: comme dirait l’essayiste Nassim Taleb, “les parties prenantes des décisions privées ou publiques mettaient leur peau en jeu”. L'étude du développement de la ville montre que les doges et leurs conseillers géraient la ville plus comme une entreprise que comme un fief politique, quand bien même les jeux politiciens n'étaient pas absents des luttes pour le pouvoir, lesquelles pouvaient être particulièrement violentes.
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Les permis de construire accompagnaient l’acte de la construction, fixaient des normes (solidité, privauté, alignements) mais n’étaient pas conçus pour l’empêcher et laissaient aux architectes une forte liberté de création… En revanche, les commanditaires des architectes, tout en souhaitant démarquer leurs constructions de prestige de celles de leurs voisins, étaient généralement assez conservateurs, d’où l’impression d’unité de style dans la variété des détails que dégage la cité.
Toute la finesse des institutions vénitiennes est d’avoir permis un équilibre entre initiatives individuelles et coordination nécessaire mais sans excès de ces initiatives, combinant une démocratie locale très décentralisée et application de quelques principes de bon sens. Chaque paroisse planifiait son développement, mais en concurrence avec d’autres, et devait donc le faire de façon intelligente, souple pour pouvoir réagir aux changements d’environnement, et avec comme indicateur de réussite le rendement des investissements consentis.
Principales sources de cet article
Livres
- L’art de bâtir les villes, Camillo Sitte, 1889
- Les villes d’Italie du XIIe au XIVe siècle, Nathalie Bouloux
- La circulation des biens à Venise, JF Chauvard, école française de Rome, 2005
- Politique urbaine et stratégie de pouvoir dans l’Italie communale, E. Crouzet Pavan
- Pour une histoire dynamique de la propriété Vénitienne, JF Chauvard
Textes
- Centralité et système urbain à Venise, JF Chauvard
- e-venise.com, chapitre “histoire” (facile à lire)
- Institutions de Venise (facile à lire)
Article original publié le 5 octobre 2015 sur objectifeco.com
Repris avec l'aimable autorisation de l'auteur.
Cet article a été suivi d'un second article :
Quelles leçons de Venise pour nos villes ? La ville qui fit confiance aux propriétaires
Sa lecture est chaudement recommandée.
Liens additionnels
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Venise
- https://www.wikiberal.org/wiki/République_de_Gênes
- https://www.wikiberal.org/wiki/Vincent_Bénard
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